La justice prédictive est-elle à nos portes ?
lundi 24 avril 2017La justice prédictive qu’est-ce que c’est ?
La justice prédictive, c’est l’irruption de nouvelles technologies dans les cabinets d’avocat, l’intelligence artificielle au service de l’avocat du justiciable, destiné à gagner du temps, et éviter des recours inutiles.
Concrètement, un algorithme analyserait la jurisprudence et les écritures des parties, et serait en mesure d’anticiper le sens d’une décision de justice. Techniquement, cette prouesse technologique ne semble pas du tout impossible, puisque les décisions de justice sont toutes des décisions publiques, et que donc, les éditeurs de bases de données juridiques achètent déjà ces informations pour les mettre à la disposition des avocats.
Il est vrai que tout avocat qui se respecte, est à l’affut de l’argument qui fait mouche, veut connaître le point saillant qui retienne l’attention des magistrats, pour pouvoir ensuite l’utiliser au profit de leurs clients Qui n’a pas déjà rêvé de disposer d’une synthèse des arguments pertinents retenus par les juges…Sauf que les choses ne sont peut-être pas si simples.
Finalement, avec des mots un peu tendance (start up, algorithme, diminution des coûts, efficacité,…) , on nous ressert un débat déjà bien usé et très ancien. En effet, comme l’apprennent les étudiants en droit de première année, la question de la justice prédictive renvoi aux thèses anciennes de Cesare BECCARIA : le juge aux tomates automate. Le juge devrait, pour chaque délit, ne faire qu’un syllogisme parfait, afin de condamner chacun selon les termes prévus à l’avance.
Cette aspiration pour un juge, simple bouche de la loi, et dont les décisions seraient prévisibles n’est donc pas nouvelle, mais semble bien incompatible avec les spécificités de la justice, indépendante, française.
A l’image des Hommes qui la heurtent, la sollicitent et la rendent, la justice française est humaine.
Pleine d’imperfections. De surprises. Nul ne saurait se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence constante nous rappelle la Cour de cassation. Cette Cour de cassation instaurée par Napoléon, justement pour éviter que l’on ne retombe dans le travers de l’Ancien régime, durant lequel certains parlements s’étaient illustrés par la diversité de leur interprétation des textes ordonnés par le roi, allant jusqu’à refuser l’application de ceux qui ne leur plaisaient pas.
Dieu nous garde de l’équité des parlements
A l’origine, la curia regis (cour du roi) dont le rôle était d’assister le roi dans le gouvernement des affaires du royaume avait été scindée au fur et à mesure que les pouvoirs du roi s’étaient étendus pour répartir les compétences régaliennes au sein de plusieurs organes (affaires politiques, affaires financières, affaires judiciaires). Les parlements avaient ainsi été créés à partir du XIIIe siècle pour rendre la justice (13 parlements à la veille de la révolution française – dont celui de Bordeaux, créé en 1462 où siégèrent notamment LA BOETIE (1554), MONTAIGNE (1557), et MONTESQUIEU (1716)).
Organe délégué du pouvoir, les rôle des parlements est à l’origine de soutenir le roi, et de l’aider à imposer son autorité sur les territoires du royaume, en rendant la justice en son nom (la justice est désormais rendue au nom du peuple français). En effet, jusqu’au Moyen-Age, la justice était rendue par les Seigneurs locaux. L’instauration des parlements fut donc le moyen pour les rois de France de concurrencer, puis de supplanter la justice seigneuriale, et ainsi d’imposer leur souveraineté sur le territoire de France.
Cependant, cette réforme globale de la justice a pour conséquence le renforcement des parlements au sein desquels la justice est rendue. Les parlements vont ainsi jusqu’à exercer un contrôle sur les actes que le roi souhaitait faire appliquer dans son royaume, estimant qu’il relevait de leurs devoir de « conseiller le roi », et donc d’attirer son attention lorsqu’un texte ne leur semblait pas conforme.
Certains monarques français ont parfois été tenté de chercher à mettre au pas les magistrats en prenant des sanctions à leur égard. Mais ils se sont systématiquement heurtés à leur esprit de corps et à des mouvements contestataires qui pouvaient parfois paralyser complétement l’administration de la justice. Le développement de l’imprimerie, et l’amélioration de la communication postale ont également joué un rôle déterminant. Les parlements communiquaient plus facilement entre eux et pouvaient faire acte de solidarité à l’échelle nationale.
Louis XV entrepris d’ailleurs une grande réforme de la justice, visant à supprimer l’hérédité des charges et à exiler les magistrats les plus encombrants. Si cette réforme porta ses fruits au bout de quelques années, sous l’influence des membres de la cour, Louis XVI eut la mauvaise idée de revenir dessus, et le royaume devint rapidement ingouvernable. En 1788, LAMOIGNON est chargé de réformer la justice. Il tente de créer une Cour plénière, qui serait chargée d’enregistrer les ordonnances royales.
Les États généraux sont convoqués en mai 1789. La déclaration des droits de l’Homme et du citoyen proclame que la loi sera désormais l’expression de la volonté générale, ce qui suppose que le juge ne dispose d’aucune marge d’appréciation. Le juge qui interprète le texte, est considéré comme un juge dangereux par les Révolutionnaires. Le député Adrien DUPORT définit à l’Assemblée nationale constituante que le jugement ne doit être que la conclusion d’un syllogisme dont la majeure est le fait, et la mineure est la loi… Pour Robespierre si la loi peut être interprétée, augmentée ou appliquée au gré d’une volonté particulière, l’Homme n’est plus sous la sauvegarde de la loi, mais sous la puissance de celui qui l’interprète, l’augmente ou l’applique. La loi des 16 et 24 août 1790 prohibe définitivement les arrêts de règlement. En d’autres termes, la jurisprudence ne peut pas être source du droit.
La Cour de cassation est donc créée avec la mission d’uniformiser l’interprétation qui est faite des textes de loi votés par le parlement français.
L’usage prouve que la fonction de la Cour de cassation demeure toujours primordiale. Les exemples ne manquent pas de ces controverses qui animent les prétoires de France, une cour d’appel retenant telle position tandis qu’une autre retient l’interprétation inverse. Rapport de force des magistrats envers la fonction législative, rapport de force des avocats également qui tentent de convaincre « leur » juge de les suivre dans leur argumentation… Oui, en France la jurisprudence n’étant pas source de droit, nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence constante : chaque juge est parfaitement indépendant dans la décision qu’il rend, sous cette seule réserve qu’il interprète correctement le texte de loi qui lui est soumis.
C’est dans ce rapport de force sur l’interprétation des textes que réside tout l’équilibre du système judiciaire français. La part de souveraineté des juges du fond étant régulièrement rappelée par la Cour de cassation. Cet équilibre est hérité d’un empirisme ancien. Tâtonnement, excès, démesure pourquoi pas.
Mais on le comprend, la notion de justice prédictive, de barème, de référentiel est un enjeu financier colossal pour les compagnies d’assurance. Pour elle, l’appréciation souveraine du juge d’Angoulême est synonyme d’incertitude financière… Parce que bien entendu ce dont il s’agit, ce n’est pas de savoir si monsieur X… devra verser 50 ou 75 € de pension alimentaire par enfant et par mois. On comprend bien que le financement de la recherche et du développement d’algorithmes prédictifs n’est pas destiné au petit contentieux quotidien, mais au contraire à déterminer notamment le montant de la réparation des dommages corporels pour les victimes d’accident.
Dans le monde du XXIe siècle, l’appréciation souveraine des juges du fond n’est plus l’espace résiduel de l’indépendance de la justice dans lequel le talent des avocats pourrait s’épanouir ; c’est un aléa financier. Tout simplement.